22-Tête à tête

Abigail se gare devant l’immeuble. Adrien s’extirpe de la voiture.

  • Merci de m’avoir déposé. Je ne t’invite pas à venir boire un verre, je pense que tu as sûrement mieux à faire… A demain !

Abbie voudrait lui dire qu’« elle n’a sûrement rien de mieux à faire » que de rester avec lui… Mais elle n’est pas capable de le lui dire, alors elle sourit. Adrien lui fait un signe de la main et se dirige d’un pas mal assuré vers la porte cochère. Abigail reste un instant à regarder la porte qui s’est refermée. Finalement elle démarre, songeuse. Des images lui reviennent à l’esprit, elle le revoit K.O. dans le parking, les pompiers le recouvrant d’une couverture, son regard clair vers elle… Un taxi prend sa priorité à vive allure, perdue dans ses pensées elle pile, quelque chose tombe du fauteuil côté passager. Elle se penche et aperçoit le portefeuille d’Adrien. Abigail se réjouit. Voici un prétexte de qualité ! Elle fait demi-tour.

Adrien claque la porte de son appartement. Il dépose son blouson sur une chaise, se débarrasse de sa chemise et va fouiller dans le tiroir sous le four. Il sort un tube d’aspirine, jette un comprimé dans un verre d’eau. Pendant qu’il se dissout, il met un glaçon dans un torchon qu’il passe sur son visage en insistant sur les arcades sourcilières et les pommettes. Quelqu’un frappe à la porte. Il sursaute, hésite, se saisit d’un couteau et va fermer le verrou sans faire de bruit. Il écoute. La personne toque à nouveau, il reconnait la voix qui lance « C’est moi ! Je te ramène ton portefeuille! » Il laisse échapper un soupir de soulagement et ouvre. Abigail hausse les sourcils en l’apercevant posté près de la porte un couteau à la main. Elle dépose le portefeuille sur la table en l’observant. Il pousse la porte derrière elle.

  • Je vais manger un morceau. Si ça te dit, installe-toi.

Adrien vide son verre d’aspirine puis sort du réfrigérateur tout ce qu’il trouve, jambon, pâté, beurre, yaourts… Il attrape dans le congélateur du pain qu’il met à décongeler dans le micro-onde. Elle se sent fragile et importune, pourtant elle s’assoit. Elle ne sait pas quoi faire. Adrien s’installe en face d’elle. Elle ose à peine le regarder. Un silence s’installe. Interminable pour elle. Ils sont tous les deux stressés, mais pas pour les mêmes raisons. Abigail se décide à parler.

  • Qu’est-ce qui s’est passé ce soir ? Qu’est-ce qu’ils te voulaient ?
  • Tu étais là quand je l’ai dit aux flics, non ? Je ne sais pas. Je ne sais pas ce que voulaient ces connards.
  • C’est bizarre qu’ils ne t’aient volé ni argent ni portefeuille, ils cherchaient quelque chose ? Ils ne t’ont rien pris, tu es sûr ?

Adrien lui tend une tartine.

  • Je ne crois pas.
  • Il faudrait être sûr qu’ils ne t’ont pas piqué un papier avec ton adresse…
  • Ils étaient trop occupés à me taper dessus.

Elle reste en suspens avec sa tartine en l’air.

  • Est-ce possible qu’ils t’aient confondu avec quelqu’un d’autre ?

Il se sent soulagé qu’Abigail puisse formuler une telle idée. Cette fille est intelligente, elle comprend tout sans qu’on ne lui dise rien. Oui c’est sûrement ça, ils l’ont pris pour quelqu’un d’autre !

  • Qu’est-ce qui se serait passé si je n’étais pas arrivée ?

Son petit air sérieux et inquiet fait sourire Adrien. Il ne répond pas mais aurait presque envie de l’embrasser. Ils restent encore un long moment silencieux. Le portable d’Abbie se met à sonner. Le nom de Marc Labas apparait, elle fronce les sourcils et décroche.

  • Oui Marc je sais, je suis désolée, j’ai eu un contretemps…
  • Tu appelles ça un contretemps ?

Elle jette un coup d’œil à Adrien qui lui verse un jus de fruit.

  • Mais Abbie, tu ne nous as même pas prévenus ! Nous étions inquiets.
  • J’aurais dû appeler c’est vrai… Il y avait un accident sur le périph, des embouteillages… Ça m’a fatiguée. Vraiment, je suis désolée…
  • L’essentiel, c’est qu’il ne te soit rien arrivé.
  • Pourquoi voudrais-tu qu’il m’arrive quelque chose ?
  • Je ne sais pas moi. Tu es amoureuse. Tu es bizarre quand tu es amoureuse !

Abbie pose la main contre son portable de crainte qu’Adrien n’entende et lui tourne presque le dos.

  • Mais qu’est-ce que tu racontes !
  • Tu es amoureuse de Toto ne dis pas le contraire !
  • Je te laisse…
  • C’est pas la peine de nier ! On en reparlera demain. Tu es amoureuse ma petite.
  • Tais-toi ! Je te dis que…
  • Tu es amou…

Elle raccroche et soupire.

  • Il me fatigue.
  • Labas ?

Elle ne peut s’empêcher de rire.

  • A ton avis ?
  • Qu’est-ce qui se passe ?
  • Nous devions dîner ensemble. Ohlala ça va être la soupe à la grimace demain !
  • Vous êtes très proches.
  • Oui c’est vrai.
  • Il y en a qui croient que vous êtes ensemble.

Elle le regarde avec stupeur.

  • Non mais tu rigoles ?
  • Pas du tout.
  • Toi aussi tu crois ?

Il lui décoche son regard ravageur.

  • Moi je ne crois rien du tout.

Il s’en fout donc complètement mais elle s’en doutait. Abbie se sent désemparée et rit malgré tout de bon cœur.

  • C’est une journée de dingue !

Le meilleur étant qu’elle n’aurait pas imaginé un instant qu’elle dînerait avec lui, chez lui, ce soir, en tête à tête ! Elle grignote sa tartine.

  • Est-ce que tu crois que tu vas être en état demain ?

Il regarde Abbie droit dans les yeux avec son air buté.

  • Ça c’est mon problème. Tu m’as promis de ne rien dire à personne… Je serai là demain. Je te fais confiance, ça vaut dans les deux sens.
  • Je ne comprends pas pourquoi tu n’as pas voulu rester en observation à l’hôpital ?
  • Ce n’était pas la peine, tu vois bien.
  • Ce que je vois n’est pas brillant brillant !
  • Je ne voulais pas risquer d’attirer l’attention, tu sais ce que c’est… Une indiscrétion, une photo prise avec un téléphone… et le lendemain, bonjour la pub !
  • En quoi ce serait gênant ?
  • Il ne faudrait pas que ça nuise au programme.
  • Tu es la victime. Les gens seraient compatissants.
  • Je n’ai pas besoin de ça.

Il coupe des tranches de saucisson et du pain. Elle l’observe.

  • Je ne sais pas comment tu fais pour prendre ces évènements avec autant de calme et… de détachement !

Il lui sourit en sirotant son jus d’orange.

  • J’ai de l’espoir.
  • Sans blague ? Des types te tombent dessus, te frappent sans raison apparente, parce qu’ils passaient par là et toi… Ça te donne de l’espoir ? J’ai dû rater un épisode !

Ils se perdent à nouveau dans leurs pensées. Abigail détruit la mie de pain de sa tartine avec application.

  • Adrien je voulais te demander…

Elle relève la tête. Il recommence à se passer un glaçon sur le visage. Elle hésite un peu.

  • Est-ce que tu as perdu quelqu’un ?

Il est surpris, leur regard se croise. Abigail voudrait se lever et venir se blottir dans ses bras et que le temps s’arrête là, tout de suite.

  • Pourquoi me poses-tu cette question ?
  • Ton tatouage…
  • Ah oui… Et encore je n’ai tatoué que la moitié de la citation. Ce n’est pas très fun mais ce qui est bien, c’est que je sais depuis peu que je n’écrirai jamais la suite. Je compte bien revoir la personne à qui s’adressait ce message.

Elle s’appuie contre le dossier de sa chaise. Elle ne sait pas exactement pourquoi ce qu’il vient de dire lui fait si mal. Il est mystérieux et ne partage rien. C’est vrai que ce n’est pas elle qui est dans sa vie. Non ce n’est pas elle. Il parle par énigme, elle reste à l’extérieur de sa vie. Quoi de plus normal après tout ? Adrien se lève. Elle voudrait se précipiter et le retenir, mais elle est incapable de bouger.

  • Je reviens. Fais comme chez toi.

Il disparait dans l’autre pièce. Abbie reste un moment sans bouger. Elle réfléchit aux sentiments tout neufs qui l’assaillent. Elle voudrait s’en débarrasser comme d’un vêtement usager mais ce qu’elle ressent est nouveau, inattendu, dévastateur et dangereux pour elle car elle sait qu’elle est capable de faire des bêtises, voire n’importe quoi quand elle tombe amoureuse. Elle se lève et se dirige vers le salon, découvre l’univers d’Adrien, quelques objets, des livres, des croquis, des photos. Elle en admire une dans un cadre, deux jumeaux escaladant un gros carton.

  • Toi aussi tu as des jumeaux dans ta famille ?

Adrien ne répond pas. Elle poursuit.

  • Mon arrière-grand-mère avait une jumelle, mais il n’y a jamais plus eu d’autres jumeaux depuis…

Elle repose en souriant le cadre. Elle poursuit sa visite. Elle aime l’ambiance qu’il y a chez lui. Elle ouvre la baie vitrée, va sur la terrasse, caresse le dossier du fauteuil qu’elle rencontre. Le vent vient jouer dans ses cheveux, elle est obligée de les retenir pour pouvoir admirer la vue. Elle a du mal à croire qu’elle puisse être là, seule avec lui, loin de la turbulence du tournage, dans son monde. Elle voudrait tant qu’il vienne la prendre dans ses bras. Tout ce que ses yeux rencontrent l’émeut profondément. Les lumières dansent au loin, son cœur s’emplit d’une joie inexplicable, il faut qu’elle fuie ce qu’elle ressent, c’est si troublant et si désordonné. Elle aperçoit une lumière à travers la fenêtre d’une autre pièce, elle s’approche lentement. C’est la chambre d’Adrien. Elle le voit enfiler un tee shirt portant l’inscription «You and me is the best choice». Il s’assoit sur le lit, se prend la tête entre les mains.

  • Adrien ?

Elle a fait le tour par le salon et avance timidement vers sa chambre. Il lève la tête à son entrée.

  • Est-ce que ça va ?

Il la regarde et lui sourit encore.

  • Oui t’inquiète. Je ne sais pas pourquoi, j’ai un petit coup de pompe là ! Il rit. C’est du Labas, ça. S’il était là il apprécierait ! Coup de pompe, coup de pieds ! Tu as compris ?
  • Non excuse-moi, l’humour ce soir, je n’en ai pas.
  • Tu as tort ! Ne m’en veux pas si je ne te raccompagne pas, je crois que je vais m’allonger un peu et qui sait, faire un petit somme !

Il joint l’acte à la parole et se couche en boule sur le lit. Il ferme les yeux et ne bouge plus. Elle ramasse la couette qui a glissé par terre et l’en recouvre. Elle sourit en voyant le fouillis de vêtements négligemment jetés aux pieds du lit. Elle ramasse des chemises sur une chaise et s’assoit. Abigail se voit dans le reflet de la vitre. Elle se rend compte qu’elle serre dans ses bras les chemises comme s’il s’était agi de quelque chose de précieux. Mais c’est précieux, puisque ça lui appartient ! Elle se sourit à elle-même, heureuse d’être à ses côtés. Sur la table de nuit, il y a encore un cadre avec des jumeaux. Elle découvre la pile de livres, de magazines… Sur le mur, des graphs, des citations, des dessins mystérieux. Elle se laisse aller à rêvasser, elle imagine qu’elle se fraye un chemin entre ses bras, qu’elle a le culot de l’embrasser, qu’elle… Une clef dans la serrure la fait sursauter. Aux aguets, pétrifiée, Abigail entend la porte s’ouvrir et la voix d’une femme « Décidément tu es incapable de fermer ta porte à clef ! » Abbie se lève d’un bond et tombe nez à nez avec Mady qui s’est dirigée vers la chambre.

  • Non mais sans blague ! Mata Hari !
  • Chut il se repose…
  • Voyez-vous ça !

Elle arrache les chemises de ses mains, attrape Abbie par le bras et sans ménagement la pousse vers la sortie, remarque au passage les restes d’un repas et vocifère « Il va m’entendre celui-là ! ». Elle la pousse sur le palier sans autre forme de procès et referme derrière elle. Abigail frappe à la porte que Mady rouvre immédiatement. Elle lui lance « Chut il se repose ! ».

  • Il est blessé…
  • C’est ce qui va t’arriver si tu ne déguerpis pas vite fait !

Abbie fait de la résistance.

  • Ecoutez-moi ! Des types l’ont agressé dans le parking des studios.

Mady reste un instant interdite, mais se ressaisit très vite.

  • Je m’occupe de lui, et que je ne te vois plus roder autour de lui, je ne suis pas du genre à me laisser piquer mon mec… Le message est clair ?

Abbie hausse les épaules.

  • Je veux bien rentrer chez moi, mais il faut me rendre mon manteau et mon sac !

Mady disparait et revient. Elle lance sur le palier les affaires d’Abbie et lui claque la porte au nez.

                                         – – – – – – – – – – – – – –

Un enfant est jeté dans un trou mais le trou est sans fond et l’avale et l’enfant tourne sur lui-même et se transforme en adulte, il devient Adrien et il crie, il crie, sa voix résonne contre les murs du trou et les murs dansent et ricanent. Un double d’Adrien se penche au-dessus du trou et lui tend la main mais il n’arrive pas à s’en saisir. Adrien ouvre les yeux en criant.

Mady qui était allongée en nuisette à ses côtés se redresse. Il lui tourne le dos. Elle se lève d’un bond, fait le tour du lit. Elle voit qu’il pleure en silence. Elle lui prend les mains et les serre, les embrasse. Il blottit son visage contre elles. Il reste un instant silencieux. Le réveil indique trois heures.

  • Je ne pourrai jamais me lever tout à l’heure.
  • Tu appelleras la production pour les prévenir.
  • Je ne peux pas faire ça. Je ne peux pas les planter, planter toute une équipe, et puis ils vont poser des questions.
  • Et alors ?
  • Des types me sont tombés dessus hier soir dans le parking.
  • J’ai appris ça.
  • Ces types ont peut-être pensé que j’étais Eddy ! Eddy que je n’ai jamais revu !

Elle l’embrasse, essuie ses larmes.

  • Peut-être… Peut-être pas…
  • Pourquoi on m’aurait fait ça, sinon ?
  • Des agressions, tu sais bien que ça arrive tous les jours…
  • Ils me réclamaient quelque chose. Je n’ai pas compris…Il n’a pas été assassiné Mady.
  • Ne va pas trop vite !
  • Il est recherché ! J’ai peut-être mis le doigt dans un engrenage qui pourrait le mettre en danger… En danger par ma faute !
  • Ralentis Adrien. Ça n’a sans doute rien à voir avec ton frère.

Elle passe une main dans sa chevelure, cherche son regard. Il s’écarte.

  • Laisse-moi tranquille.
  • Ne t’en prends pas à moi.
  • Il faut que j’aille travailler demain. Est-ce que ton cousin pourrait me faire une piqure miracle pour que je tienne le coup ?
  • Je ne sais pas. J’ignore s’il est de service cette nuit. Je vais l’appeler.

Elle quitte la chambre. Il se blottit sous la couette, secoué de frissons.

©lenferdudecor

23-Mon beau miroir

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Un commentaire:

  1. Mais c’est de la folie!! Quel superbe chapitre, très expressif. J ai l impression de tout voir se dérouler sous mes yeux comme dans un film!! La suite, la suite!

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