59-Zappée

Cela fait quelques semaines qu’Adrien a quitté l’hôpital.

Après l’emballement dû à la découverte du bout de carte dans l’enveloppe, Adrien s’est retrouvé seul chez lui entre quatre murs avec sa solitude, sa douleur, des bribes d’images violentes et le regard d’Eddy. Ce regard dur, sans concession. Son frère en fin de compte est mort. De ses cendres sont nées Léo il y a vingt ans de cela. L’apaisement ressenti à la découverte de la carte a été de courte durée. Les derniers évènements lui sont revenus en pleine figure comme un boomerang. Il ronge son frein et son chagrin le consume. Il s’est rendu à la soirée de Labas mais à peine arrivé, il n’a eu qu’une idée en tête, repartir. Il a fait bonne figure, patienté jusqu’à une heure raisonnable pour se dérober discrètement.

Bien décidé à reprendre les rênes de son émission au plus vite, Adrien a travaillé d’arrache pied, presque organisé la reprise et c’est ce qu’il font, ce jour là.

Installée dans la régie, des feuilles et dossiers autour d’elle, Abigail parcourt les conducteurs mais elle pense à tout autre chose. Adrien est venu l’autre soir à l’invitation de Labas. Il a été charmant. Il a discuté avec tout le monde, il a même ri mais à elle, il n’a pas adressé la parole une seule fois, pas même un sourire ! Il l’a complètement zappée ! Qu’est-ce qu’elle a fait pour mériter ça ? Elle avait l’impression d’être si proche de lui ! Leurs yeux se sont croisés quand il est arrivé, ils se sont salués de loin, c’est tout. Aucune connivence, pas un mot… Du coup elle n’a pas osé venir vers lui. A-t-elle rêvé ce voyage en train, sa proposition de dormir chez lui ? Des étrangers l’un pour l’autre. Comment est-ce possible ? Lui en veut-il de s’être incrustée chez lui à Tarbes ? D’être venue à l’hôpital ? Elle aurait peut-être dû faire le premier pas, aller lui parler, l’aider à reprendre contact… Mais elle n’en a pas été capable, trop impressionnée de le revoir. Son problème à elle, c’est son manque de courage. Pourtant elle a osé manigancer leur rencontre dans le train… Elle soupire. Cela lui paraît si loin maintenant. Elle en a marre d’évoluer en pleine contradiction, avec des élans de bravoure et des moments de grande lâcheté ! Ce qui lui manque au fond, c’est la confiance ou le culot. Le pire, c’est que maintenant elle redoute de travailler avec lui, de le rencontrer, de lui parler… Il va falloir lutter contre ses nouvelles préoccupations. Elle était tellement plus heureuse avant, quand elle n’était pas amoureuse de lui !

Labas entre en régie et vient s’installer à côté d’Abigail qui crayonne sans enthousiasme son conducteur.

  • Notre vedette arrive. Tout le monde en place !

Labas se tourne vers Abbie.

  • Il est de très bonne humeur ! Et moi aussi !
  • Tant mieux pour nous tous !

Il la regarde de travers alors que son portable sonne.

  • Je suis tout le temps de bonne humeur !

Il décroche, s’appuie contre le dossier et pose les pieds sur la régie.

  • Labas j’écoute… Oui ma chérie… Qu’est-ce que tu dis ?… Où ?… C’est pas vrai ! Et tu peux me dire pourquoi il n’avait pas sa carte Navigo ?… Oui et bien on va lui déduire de son argent de poche… Ah non ? Alors il n’aura rien à son anniversaire !… C’est vrai que pour ses dix-huit ans c’est un peu raide !… D’accord ma chérie. Oui c’est ça, à ce soir.

Labas raccroche en soupirant. Abbie ne l’a pas quitté des yeux, narquoise.

  • N’oublie pas que tu es de bonne humeur.

Labas se lève d’un bond.

  • Zinzin s’est pris une prune ! J’en ai pour deux secondes, si on me cherche je suis…
  • A la machine à café, d’accord !

Il quitte la régie. L’ingénieur du son rejoint Abigail et lui tend un téléphone.

  • J’ai quelqu’un qui cherche à te joindre !

Elle n’a pas le temps de prononcer un mot.

  • Vous êtes Abigail, la scripte de l’émission animée par mon fils ? Vous êtes venue chez nous et on s’est vu à l’hôpital.

Surprise et troublée, elle s’entend bredouiller.

  • Oui monsieur Bicalène…
  • J’ai un service à vous demander. Avez-vous de quoi noter ?

Abbie, la main tremblante, se saisit d’un stylo. Bicalène énonce déjà un numéro de portable.

  • C’est mon numéro. Vous côtoyez régulièrement mon fils n’est-ce pas ?
  • Oui, enfin je, j’ai…
  • Appelez-moi si vous remarquez quelque chose d’inhabituel, si l’attitude de mon fils vous parait… surprenante, étrange. Vous me le promettez ?

Abigail relève la tête de son papier. Elle est tentée de lui parler de sa façon de se comporter avec elle mais se retient et sourit malgré elle. Elle se doute qu’il ne s’agit pas de ce genre d’attitude à laquelle Bicalène pense.

  • Monsieur Bicalène je ne comprends pas ce que vous me demandez. Il vous appellera si…
  • Non non écoutez-moi. J’ai besoin de vous ! Depuis qu’un fou furieux a failli tuer mon fils je m’inquiète mais je ne veux pas qu’il le sache… Vous comprenez ?
  • Bien sûr. Bien sûr que je comprends.
  • Je peux vous faire confiance ? Vous m’appellerez ?
  • Je ne sais pas si je saurai…
  • Je vous assure que vous vous en rendrez compte ! Vous êtes gentille. Je compte sur vous.

Il raccroche aussi sec. Daisy rejoint Abigail, la fait sortir de sa rêverie en lui tendant une chemise cartonnée. Bien que soucieuse, elle remarque l’air contrarié de l’assistante de production. Daisy jette un œil alentour et s’assoit à côté d’elle.

  • Je peux te confier quelque chose, tu n’iras pas le répéter ?

Abigail commence par écarter le micro qu’elle a devant elle.

  • Non Daisy, je ne dirai rien à personne. Qu’est ce qui se passe ?
  • J’ai envoyé un SMS par erreur à Adrien !

Abbie ne peut s’empêcher de la regarder avec colère.

  • Par erreur tu es sûre ?
  • « Va te faire foutre espèce de connard »

Abigail éclate de rire.

  • Effectivement ! Il a répondu ?
  • Non. Mais je redoute de le croiser.
  • Pourquoi ne lui dis-tu pas tout simplement que tu t’es trompée de destinataire, il s’en doute je pense !
  • Tu crois ?
  • C’est ça ou aller t’excuser sur le plateau ou l’éviter…
  • Bien sûr, tu as raison !

Daisy entreprend à haute voix de rédiger un nouveau message. « Cela ne t’était pas destiné tu l’auras compris, à toi j’aurais plutôt écrit « Je suis libre quand tu veux où tu veux » Je saurai me faire pardonner crois-moi ».

Dans un réflexe incontrôlable, Abbie a un mouvement pour l’empêcher d’envoyer le SMS. Daisy la regarde étonnée. Adrien entre sur le plateau et dans la régie on entend la réception du message. Abbie révoltée voit sur les écrans Adrien qui lit et sourit. Elle n’aime pas son sourire. Il pianote une réponse alors qu’Abigail se morfond ! Le portable de Daisy « pépie ». Elle le consulte.

  • Il m’a répondu « C’est bon à savoir. »

Elle embrasse Abigail, ses grands yeux bleus brillent.

  • C’est grâce à toi, merci Abigail ! Je vais lui proposer de boire un verre.

Elle sort en toute hâte de la régie alors qu’Abigail, en proie à tous ses démons, observe Adrien dans le décor.

©lenferdudécor

60-Le cœur lourd

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