61-Minuit vingt

Vêtue d’un legging gris, d’un sweat rose deux fois trop grand et de grosses chaussettes à pompon, Abbie broie du noir. Enfoncée dans son fauteuil pouf, les pieds appuyés contre son bureau, elle écoute en sourdine les « Muse » tout en serrant contre sa poitrine une tasse de thé vide. Ses cheveux retenus contre leur gré par une grosse pince, tombent en cascade sur ses épaules. Elle ferme les yeux. Elle imagine qu’il sonne à la porte, elle ouvre et avant même qu’elle ait pu prononcer un mot, il l’embrasse. Elle est interrompue dans sa rêverie par un bruit sur le palier. Elle se redresse, écoute. Quelqu’un frappe à la porte. Elle regarde sa montre. Minuit vingt. Ce n’est pas une heure pour une visite. Sa voisine aurait-elle encore égaré ses clefs ? Où a-t-elle rangé le double ? Elle observe sa porte, le cœur battant. Deux pieds se dessinent dessous. Une ombre les fait disparaître, un papier glisse sous la porte, la personne sans doute se relève car les deux pieds réapparaissent. Elle a arrêté la musique et entend les pas s’éloigner sur le palier. Elle marche à pas de loup, ramasse le papier et le déplie. « Je crois que tu as perdu mon numéro, alors le voici : 06 11 51 16 XX. » Stupéfaite, elle relit deux fois la feuille, la tourne dans tous les sens, ouvre sa porte en essayant de faire le moins de bruit possible mais il est dans l’escalier, entre deux marches. Il lève les yeux vers elle et ses yeux lui paraissent soudain si limpides… Si elle osait, elle se précipiterait dans ses bras, elle serrerait son corps contre le sien, lui dirait qu’elle a eu peur pour lui, tellement peur, que son éloignement lui fait mal… Il a son petit air buté, les cheveux en bataille, sa veste de moto, son casque à la main, son bras affaibli plié contre la poitrine.

  • Je sais bien qu’il est tard, je ne voulais pas te déranger.

Adrien revient sur ses pas, déjà moqueur.

  • Très joli ton pyjama.
  • Ce n’est pas un pyjama.

Il sourit.

  • Oui je sais.

Elle reste dans l’embrasure de la porte.

  • Tu conduis à nouveau ta moto ?
  • Je sais que je ne devrais pas, c’est encore un peu tôt. N’en parle pas à la prod.
  • Encore des secrets ?
  • Il faut croire que c’est plus fort que moi.

Il s’appuie contre le mur et se penche vers elle.

  • Labas m’a dit que tu arrivais mais tu n’es pas venue à mon pot…

Elle sourit, gênée. Il n’y a rien à répondre. L’idéal serait de lui confier qu’elle est malheureuse, qu’elle pense à lui jour et nuit, qu’elle déteste Daisy, qu’elle espère qu’avec Mady… Il l’interrompt dans ses pensées.

  • Je pensais que tu viendrais.

Elle regarde ses pieds.

  • Tu m’évites Abigail, je ne sais pas pourquoi. Ça ne me met pas très à l’aise, je ne sais pas quelle attitude adopter.

Elle lève la tête, rougissante.

  • C’est toi qui m’évites.
  • J’ai l’impression que tu me fais la tête. C’est à cause de ce qui s’est passé chez mes parents ?

Elle rit de bon cœur.

  • Mais non voyons ! Et puis, qu’est-ce qui s’est passé ?

Subitement la mésaventure de la salle de bain lui revient à l’esprit, son cœur s’emballe, elle se mord les lèvres et se sent encore rougir. La honte ! Comment ça a pu arriver ? Il pose son casque, ses mains viennent encadrer et relever son menton, ses yeux clairs rencontrent le regard sombre d’Abbie. Elle se sent toute petite devant lui.

  • Je n’ai pas eu l’occasion de te remercier d’avoir tenu compagnie à mes parents quand j’étais à l’hôpital. J’aurais pu te le dire si tu étais venue ce soir.

Elle hausse les épaules, incapable de lui répondre.

  • Est-ce que si tu es libre, tu accepterais de dîner avec moi demain après le tournage ?

Elle le regarde avec stupeur, son réflexe serait de se jeter dans ses bras mais elle hoche la tête pour lui signifier son accord. Adrien se penche vers elle et l’embrasse avec une infinie douceur qui la sidère.

  • Tu m’as manqué, Abbie. Ne me tourne pas le dos. Pas maintenant.

Il ramasse son casque et se dirige vers l’escalier, se retourne vers elle, joyeux.

  • A demain !

Elle reste à écouter ses pas dans les escaliers et ne se décide à rentrer que lorsque la porte cochère claque. Elle gagne la fenêtre. Il a mis son casque, enclenche une vitesse. Elle le regarde disparaître au bout de la rue. Des larmes sournoises, sont venues lui brouiller la vue. Est-ce compatible avec cet infini bonheur qui vient de l’étreindre ? Elle serre le papier contre son cœur et s’entend murmurer « Merci. Merci »

©lenferdudecor

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