35-Chez les Bicalène

Vincent Bicalène cherche son épouse du regard.

  • Ça ne m’aurait pas dérangé d’aller chercher Adrien à la gare.

Ses mains se sont agrippées au journal qu’il parcourait. Il survole tout ce qui l’entoure depuis qu’il a perdu Eddy. Pendant des années, la révolte et la rage l’ont tenu debout, il a suivi toutes les pistes, écumé tous les faits divers, transformé son bureau en QG, engagé des détectives, harcelé la police. Il était habité par la conviction que son fils ne pouvait pas avoir disparu, qu’il était forcément pas très loin et qu’il allait le retrouver. Lui son père. Le retrouver…

  • Il le sait mon chéri.

La femme contourne le canapé et vient s’asseoir à côté de lui. Ils ont l’air las tous les deux, peut-être est-ce leurs cheveux gris blancs qui les vieillissent. Elle pose sa main sur la sienne. Leurs yeux couleurs océan se noient dans la verdure qui danse dans le jardin, joyeusement agitée par le vent. Elle pense à tous ces mots qu’ils n’ont pas été capables d’exprimer, tous ces infinis silences qui ont peuplé leur maison, et ce vide effroyable laissé par l’absence d’Eddy. La maison est véritablement vide maintenant. Ils ne sont plus que deux pauvres personnes vieillissantes qui n’attendent que la visite d’Adrien pour se mouvoir à nouveau, deux pauvres vieux que rien n’a jamais pu consoler, même pas les rires d’Adrien. Elle aime particulièrement ce vent qui agite tout et siffle dans les vitres. Malgré son très jeune âge, Eddy lui avait dit un jour, alors qu’elle riait de ne plus voir devant elle, gênée par ses longs cheveux balayés par les bourrasques « C’est rien, c’est moi le vent maman, je caresse ton visage ». Une telle phrase dans la bouche d’un si jeune enfant l’avait étonnée. Elle n’avait jamais oublié et à chaque fois, elle se recueillait et pensait davantage à lui. Savait-il à sa naissance ce qui l’attendait ? Il avait accepté le contrat ? Elle secoua la tête pour échapper à ses pensées. Comment supporter de ne pas savoir ce qu’il est advenu de leur enfant chéri ?

  • Comment avons-nous pu vivre toutes ces années ?
  • Nous ne les avons pas vécues, Vincent.

Ils se taisent, tous deux blottis sur leur canapé devant la baie vitrée, perdus dans leur salon. Ils ne se regardent pas. Elle a toujours sa main sur la sienne. Il a les sourcils froncés et les lèvres serrées. Sur ses genoux, un article avec pour titre « Les larmes d’Adrien» et une photo prise au téléobjectif de leur fils, le visage ravagé, les yeux brillants de larmes. Ce qui vient d’arriver à Adrien les terrifie, les fragilise.

  • Est-ce qu’il t’a expliqué ce qui s’est passé ?
  • Il préfère nous en parler quand il sera là.
  • Il a surpris un cambrioleur ?
  • Peut-être…Je ne sais pas, Vincent. Je te dis qu’il n’a rien voulu en dire.
  • Notre fils est en danger.

Elle tressaille, le regarde le cœur battant. Elle s’entend dire exactement le contraire de ce qu’elle pense.

  • Je lui ai parlé. Il va bien.

Il lève un regard en colère vers son épouse.

  • Alors c’est quoi ça, à ton avis ? « Les larmes d’Adrien » ! Tu as vu la photo ? Lamentable ! Qu’est-ce que ça veut dire !

Il se lève en jetant le journal sur les genoux de Mathilde. Elle regarde la photo avec émotion. Il tourne en rond comme un lion en cage.

  • Adrien a des problèmes et il ne nous en a pas parlé !
  • Ça peut arriver de surprendre des cambrioleurs.
  • Tu n’as pas lu l’article. Ils disent qu’il avait déjà été agressé quelques jours auparavant dans un parking.

Mathilde ne répond pas, elle replie le journal calmement.

  • Dans quelques heures ton fils sera là. Tu pourras l’embrasser et le serrer dans tes bras. Il te dira lui-même ce qui lui est arrivé.

Elle se lève pour se blottir contre lui.

  • Tu verras comme tout à coup, nous nous sentirons heureux et rassurés.

Il serre son épouse dans ses bras.

  • Puisque tu le dis Mathilde.
  • Il m’a demandé de ne pas nous inquiéter. Faisons lui confiance.
  • Il avait l’air bien au téléphone ?
  • Oui Vincent. Il avait l’air bien.

Ils se regardent tous les deux. Vincent s’écarte et se dirige vers la porte qui mène au sous-sol. Mathilde l’interpelle.

  • Où vas-tu ?
  • Ça ne se voit pas ?
  • Crois-tu que ce soit le moment ?
  • Il y a un moment pour aller dans son bureau ?
  • Tu sais très bien ce que je veux dire. Quand tu y vas, tu disparais pendant des heures.
  • Et alors ?
  • Alors peut-être pourrions-nous faire quelques courses.
  • Tu peux les faire sans moi.
  • Tu n’es pas heureux qu’Adrien vienne ?
  • Bien sûr que si ! Je ne vois pas le rapport !
  • Tu vas user mon cœur.

Vincent rit avec mauvaise humeur.

  • Il est déjà usé, notre cœur, usé par l’absence, le silence.
  • Nous avons Adrien !
  • Mais nous n’avons plus Eddy.
  • Je t’en prie Vincent…

Il claque la porte, descend les escaliers avec beaucoup plus de souplesse et d’énergie que ce à quoi on pourrait s’attendre. Il récupère une clé cachée dans un pot vide, ouvre une porte sur une pièce illuminée par la lueur du jour qui jaillit par deux petites fenêtres protégées par des barreaux. Sur les murs sont collés ou punaisés des articles de disparitions, des photos de ses fils ainsi que de nombreuses photos d’Adrien à tous les âges. Il s’assoit derrière son bureau et décroche son téléphone. A l’étage, Mathilde fait de même avec précaution et écoute. Une voix qu’elle pense connaître se fait entendre.

  • C’est toi Vincent ?

Vincent se redresse dans son fauteuil.

  • Tu as lu la presse ?
  • Oui.
  • Tu penses comme moi ?
  • Je suis prêt.
  • Je te tiens au courant.
  • J’attends.

Vincent raccroche. Il sort d’un tiroir un dossier qu’il ouvre. Sur le dessus, une photo floue d’un homme escaladant un mur. Il prend sa loupe qu’il positionne sur l’homme. Malgré la mauvaise qualité de l’image, l’homme ressemble à Adrien.

©lenferdudecor

36-Laver sa peine

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