- Votre thérapie a duré combien de temps ?
Adrien est enfoncé dans un fauteuil confortable. La pièce est claire et spacieuse. Le plancher blond réchauffe les murs blancs déjà égayés par des toiles aux tons jaune doré, beige et vermillon. Adrien est insensible à l’ambiance de la pièce, ses yeux sont fixés sur l’homme qui se trouve dans un fauteuil proche de lui. JB Darel l’observe à travers ses lunettes. Il a une soixantaine d’années, son crâne est parsemé de cheveux blancs, il porte une chemise écossaise rouge et un pantalon en velours vert, son regard est chaleureux. Adrien l’a choisi au hasard dans les pages jaunes.
- J’avais six ans lors de l’enlèvement, je crois que ma thérapie a été interrompue vers mes dix ans.
- Pourquoi ?
- J’en avais marre. Je n’avais rien à dire.
- Pensez-vous que cette thérapie vous ait apporté quelque chose ?
- Elle m’a aidé à supporter la disparition de mon frère sans me donner la seule réponse que j’attendais. Où est-il, où est mon frère ? J’ai cette petite voix dans ma tête qui répète inlassablement « Où est Eddy ? Où est ton frère ? »
JB Darel marque un temps. Il froisse le coin d’une feuille et le défroisse, l’aplanit, puis recommence.
- Vous savez qu’il n’y a pas de réponse à vos questions, monsieur Bicalène. En tout cas, malgré toute ma bonne volonté, je ne serai pas en mesure de vous en apporter. Pourquoi éprouvez-vous aujourd’hui le besoin de consulter à nouveau un psychologue ?
- Parce que j’ai besoin d’être soutenu.
- Pourquoi aujourd’hui ?
Adrien soupire et se lève, il se dirige vers la fenêtre. Il regarde la rue.
- Je travaillais à la radio. J’ai postulé pour un travail à la télévision, et j’ai été pris.
- Félicitations !
Adrien le regarde sèchement.
- J’anime une nouvelle émission qui passe tous les jours à une heure de grande écoute. Je veux croire que si Eddy a été élevé dans une autre famille et qu’il a oublié que nous existions, il tombera à un moment ou à un autre sur mon émission… Peut-être même que quelqu’un lui signalera qu’il y a un gars à la télé qui lui ressemble… Il y a aussi des photos dans la presse.
- Les enfants qui disparaissent et qui ne sont pas retrouvés, vous savez ce que cela signifie…
Adrien retourne s’asseoir. Le psychologue réajuste ses lunettes sans le quitter des yeux.
- Votre frère est probablement décédé.
- Je n’ai pas de preuves !
- Vous savez que personne n’est en mesure de vous en fournir. C’est bien là votre problème. Pour avancer, vous devez faire le deuil de votre frère.
- Je ne suis pas là pour ça.
- Je pense que si. Vous avez effectivement besoin qu’on vous aide.
- Je vois. Ce n’est pas vous qui me rendrez fort pour affronter l’éventuel silence qui suivra la diffusion de ces émissions.
- Vous voyez ! Vous n’y croyez pas vous-même.
Adrien soupire. L’homme laisse le silence s’installer et attend qu’Adrien reprenne la parole.
- Vous ne comprenez rien ! Il n’est pas question de deuil ! Je suis malade de ne pas savoir ce qui lui est arrivé. Est-ce que j’ai vu quelque chose que j’ai préféré oublier ? Est-ce que je les ai vus le tuer ? Pourquoi m’ont-ils relâché et pas lui ? Pourquoi ! Pourquoi est-ce que j’avais du sang sur moi ? Son sang !
- Son sang sur vous ?
- Oui il parait. Je n’étais pas blessé mais mes vêtements étaient tâchés de sang, c’était le même ADN que le mien.
- Et pendant toutes ces années, vous ne vous êtes pas fait à l’idée qu’il était… mort ? Avez-vous tenté l’hypnose ?
- Mais je n’ai rien appris que je ne sache déjà.
- Vous m’avez dit vous souvenir de la nuit où les secours vous ont retrouvé. Vous souvenez-vous d’autre chose encore ?
- Je me souviens d’une ombre menaçante qui tombe sur moi. Je crois parfois que c’est le coffre d’une voiture qui se ferme sur nous. Je secouais Eddy mais il ne se réveillait pas, du sang avait coulé de son nez et de sa bouche.
- Vous étiez ensemble ? Qu’avait-il ?
- Je ne sais pas.
- C’est dur de vous dire une chose pareille, j’en ai bien conscience, mais on vous l’a sûrement déjà dit : peut-être était-il mort ?
- Oui on me l’a déjà dit et non ! Non ! Adrien a crié, le silence qui s’ensuit lui glace le sang. Je sais qu’il vivait. Je le sais. Il ne se réveillait pas mais il respirait, ne me demandez pas pourquoi, mais j’en suis sûr. J’en suis sûr !
- Quoi d’autre ?
- La peur et un sentiment d’étouffement ont laissé une trace indélébile en moi, je vis avec. Je ne sais pas ce qui s’est passé par la suite. On m’a retrouvé mais pas Eddy. Malgré toutes les recherches, on n’a jamais retrouvé aucune trace de mon frère.
Darel continue de l’observer tout en froissant et défroissant le coin de la feuille sur laquelle il prend des notes.
- J’ai besoin de soutien car mes cauchemars ont repris depuis que j’anime cette émission. J’ai tellement peur que ça ne serve à rien ! J’ai besoin d’être accompagné, soutenu, je ne vais pas supporter le silence et la douleur qui suivront si je ne le retrouve pas. Lorsque toutes les émissions auront été diffusées, si personne n‘est venu me trouver, je vais m’écrouler. Aidez-moi !
Un carillon retentit. Darel se lève pour appuyer sur un bouton qui commande la porte et vient se rasseoir tranquillement.
- Vos parents vivent ici ?
- Ils sont partis à Tarbes. Eux non plus ne se sont jamais remis de la disparition d’Eddy.
- Avez-vous d’autres frères et sœurs ?
- Est-ce qu’ils ont su vous entourer après ce drame ?
- Ils ont bâti un rempart autour de moi. Pierre par pierre ils m’ont construit et appris à respirer, à vivre sans Eddy. Ils se sont montrés très forts et très courageux.
- Qu’est-ce qui vous fait le plus peur ? Le fait de ne pas savoir si votre frère est vivant ou le fait de ne pas vous souvenir de ce dont vous avez peut-être été témoin ? D’ailleurs, parlez-moi de vos cauchemars et de cette petite voix que vous entendez.
- Vous n’avez rien compris ! Ce qui me fait peur, c’est le silence ! Le silence vous m’entendez ! Le silence !
Adrien sort de chez le psychologue. Il a les traits tirés, le teint blême. Ce type a le don de poser des questions à la con, pas sûr qu’il retourne le voir. Il se sent vidé, anéanti. Ce soir, il a mis des mots sur sa hantise. Il est épuisé comme s’il avait participé à un marathon. « Qu’est-ce qui me fait le plus peur ? Devine, abruti ! Chaque mot que j’ai pu prononcer lui donnait la réponse. Il faut que je retrouve Eddy. Il le faut. C’est tout. Je ne me sens pas coupable d’être vivant, non monsieur, je veux retrouver mon frère, c’est tout ! Oui je sais il est peut-être mort, assassiné, oui en vingt ans j’ai souvent eu le temps d’y penser merci imbécile !»
Son regard est sombre, ses mâchoires serrées et ses poings enfoncés dans les poches de son manteau. Il passe devant une vitrine et se voit dans les écrans plats. Il s’arrête, fasciné. Son émission est en cours de diffusion. Il ne l’a jamais vue. Un groupe regarde et discute de la qualité d’un des plasmas quand subitement l’un d’entre eux se rend compte que c’est l’animateur de l’émission qui se tient à leurs côtés. Il s’adresse à Adrien.
- Vous sortez de l’écran c’est dingue ! C’est bien vous, non ?
Ses camarades se tournent vers lui. D’autres qui passaient, s’arrêtent. Un petit attroupement se constitue. Les commentaires fusent de toute part, certains lui tapent sur l’épaule ou lui serrent la main. Les gens sont souriants et bienveillants, Adrien les remercie chaleureusement, signe même quelques autographes puis s’éloigne d’un pas vif sans se retourner.
Il salue la concierge au passage, prend son courrier, jette un œil rapide dessus et commence à monter les trois étages. Il ouvre avec soulagement la porte de son appartement. Ce qui surprend en premier lieu, ce sont les murs. Chaque mur est peint d’une couleur différente. Celui de la pièce principale est rouge, mais blanc d’un côté et jaune de l’autre, elle est assez grande avec une cuisine dans un coin. La table n’a pas été débarrassée, l’évier est plein. Adrien jette son manteau sur un fauteuil sur lequel se trouve déjà son blouson et son casque de moto. Il se dirige dans sa chambre qui se trouve dans la pièce à côté avec une salle de bain adjacente. Ce sont deux variétés de bleu qui se côtoient avec le pan de mur jaune et de larges fenêtres qui donnent sur la terrasse et les lumières de la ville. Il se laisse tomber sur son lit. Des magazines jonchent le sol. Adrien se saisit du cadre posé sur sa table de chevet, et observe les deux jeunes enfants avec leur large sourire. Il repose le cadre sur sa poitrine, observe le plafond et écoute le silence. Des sons résonnent dans son esprit, des gémissements d’enfants. Adrien s’assoupit. Il est pris de vertige avec l’impression de tomber dans un trou sans fond. Il se réveille en sursaut.
©lenferdudecor
Il ne faut pas faire confiance aux psy, ils ne comprennent que ce qu’on leur explique et encore..