Adrien gare la moto le long du mur de la propriété. Il se poste devant le portail et reste un instant à réfléchir. Finalement il marche jusqu’au coin de la rue et s’arrête près d’une borne. Il jette un rapide coup d’œil autour de lui. La nuit s’est posée sur le quartier, parfois les phares d’une voiture balaient la route. Il monte sur la borne, grimpe en s’aidant du panneau de sens interdit et se hisse en haut du mur de l’enceinte. Une haie touffue s’appuie contre le mur et forme un barrage de végétation. Adrien écarte les branches et se laisse tomber de l’autre côté, il atterrit à quatre pattes, se frotte les bras et les flancs griffés par les branchages et reste un instant à écouter les parages. Aucun bruit dans le sous-bois, seul un léger frémissement dans les feuilles, les chiens doivent être rentrés dans le chenil. Il marche rapidement à travers les arbres, aperçoit la majestueuse bâtisse, par une fenêtre un lustre colossal semble lancer des flammes dans la vaste salle de réception. A pas de loup, Adrien passe de l’autre côté de la maison et entreprend de grimper à un arbre dont les branches généreuses atteignent deux fenêtres du premier étage. C’est au moment où il accède avec souplesse à l’une des branches qu’il entend des grondements menaçants. Deux bergers allemands aux crocs luisants se jettent contre l’arbre en essayant de saisir le visiteur nocturne. Adrien à voix basse les sermonne.
- Chhhhut… Mars ! Hades ! Coucouche panier ! Ce n’est pas l’heure de manger !
Mais ses paroles ne font qu’attiser l’excitation des deux chiens qui se mettent à aboyer furieusement. Une fenêtre s’ouvre sur une femme âgée, soigneusement coiffée et maquillée malgré l’heure tardive.
- Puis-je savoir ce que vous faites là jeune homme ?
Adrien se cramponnant aux branches lui décoche un sourire ravageur.
- Je vous prie de m’excuser pour le dérangement ! Je passais par là.
- Par cet arbre voulez-vous dire ?
- Je voulais juste saluer votre ravissante fille.
La femme le dévisage l’air exaspéré.
- Il n’y a pas de sonnette à cette fenêtre !
- Effectivement… Mais je ne sais pas si c’est très raisonnable que je me présente devant votre porte d’entrée maintenant…
- C’est un peu tard effectivement ! Peut-être aurait-il fallu sonner tout simplement avant de passer par-dessus le mur d’enceinte…
- Je vous l’accorde… Mais comme vous dites, il se faisait tard…
- D’abord Madeleine n’est pas rentrée monsieur…
- Bicalène, Adrien Bicalène.
Elle écarquille les yeux pour le dévisager malgré l’obscurité.
- Ah c’est vous ! Mais quelle idée de vous présenter dans cet arbre ? J’ai entendu parler de vous, monsieur Bicalène… Pas toujours en bien d’ailleurs
- Vous m’en voyez navré !
- Vous n’êtes qu’un homme, n’est-ce pas ?
Elle hausse le ton en jetant un œil vers le hall comme si elle souhaitait être entendue d’en bas.
- Les hommes sont tellement décevants ! Tellement prévisibles ! Tellement menteurs !
Une voix chevrotante se fait entendre du rez de chaussée.
- Qu’est-ce que tu dis Mireille ?
Elle ouvre en grand la fenêtre et s’écarte pour qu’il puisse sauter à l’intérieur.
- Mais entrez je vous en prie !
Adrien lance aux chiens « Ce n’est pas pour ce soir le beefsteak ! », ce qui fait redoubler leurs aboiements. La femme lui sourit mystérieusement.
- N’en soyez pas si sûr jeune homme, après tout, vous êtes entré par effraction chez nous !
Adrien saute sur le palier, la femme referme la fenêtre derrière lui.
- Vous ne feriez pas ça à un ami de votre fille !
- Et pourquoi pas ? Ce serait drôle ! On ne rit pas tous les jours dans cette maison voyez-vous !
Adrien s’époussette, tire sur son blouson puis tend une main énergique à la femme qui la serre mollement, il en éprouve de la répulsion. La voix dans le salon lance un guttural « Qu’est-ce que c’est, Mireille ? »
- Oh rien ! Nous avons un imposteur ! Elle se reprend. Pardon, cela m’a échappé ! Un invité ! Nous avons un invité ! Un ami de Madeleine !
- Qui c’est Madeleine ?
- Ta fille, vieux crouton ! Je vous prie de me suivre monsieur Bicalène. C’est regrettable, nous avons déjà dîné.
La dame âgée descend avec prudence les escaliers qui grincent à chaque marche. Ils traversent le hall marbré et entrent dans un salon cossu, flanqué de fauteuils et canapés dans les teintes rouges et or. Les murs sont couverts de tableaux du XVIIIème siècle, sur l’un d’eux le portrait d’un homme à fière allure pointe un doigt accusateur vers le nouvel arrivant. Tout concorde à exprimer une ambiance austère et autoritaire à l’ensemble. Tassé au fond d’un gros fauteuil, un homme âgé tellement fin qu’il se confond presque avec les coussins, semble en colère. Adrien voit en lui une sorte de branche fragile et biscornue. En apercevant Adrien, il lui commande de s’asseoir d’un simple regard froid. Mireille lui indique un fauteuil, Adrien s’y assoit sur le bord, mal à l’aise.
- Pardonnez le peu d’amabilité de mon époux. Il a donné des ordres toute sa vie. Il doit être content de vous voir !
- Ne dis pas n’importe quoi Mireille s’il te plait.
- Mais tu sais bien que je dis tout le temps n’importe quoi ! D’ailleurs quand je dis que je sais que tu as une maîtresse, c’est encore n’importe quoi ! N’est-ce pas ?
Elle se pose sur un canapé avec une nonchalance inattendue et le regarde avec mépris. Adrien agrippe les accoudoirs en se demandant ce qu’il fait là. Il fait mine de se lever mais l’homme tend une main tremblante vers lui.
- Veuillez rester assis je vous prie.
Un silence pesant s’abat sur la maison. Adrien entend son ventre gargouiller.
- Est-ce que j’ai l’air de tromper ma femme ? Croyez-vous que si c’était le cas je serais là ce soir.
- Tu mens Louis ! Elle prend Adrien à témoin. Il ment ! Je l’ai vu hier traverser la route aux bras d’une femme qui l’a embrassé !
Adrien acquiesce « Elle vous a vu ! »
Le vieil homme souffle « Vous, on ne vous a rien demandé ! »
- Elles te veulent pour ton pognon et rien d’autre non mais regarde-toi !
- Jalouse !
- Pour ton pognon je te dis !
- Et toi regarde-toi !
- Je suis ta femme !
- Justement ! J’en ai marre !
- Vieille branche !
- La vieille branche se casse, elle en a marre !
- Et bien casse toi ! Je ne te ramasserai pas !
Le vieil homme tente de se lever mais abandonne vite. Elle se tourne vers Adrien en passant une main ridée mais délicate dans ses boucles soigneusement ordonnées.
- Il a dit qu’il en avait marre ! Vous êtes témoin ! Il l’a dit ! Tu crois que je vais t’aider à te lever de ton fauteuil? Non ! Cette fois vieux crouton, je te laisse moisir là. Tu n’as qu’à demander à ta maîtresse !
Adrien s’enfonce dans le fauteuil, un léger sourire naît à la commissure de ses lèvres. Il est chez les fous.
- Cette femme comme tu dis est ma sœur ! Tu es bigleuse et médisante Mireille !
- Parce que ta sœur est blonde maintenant ?
- Oui madame ! Exactement madame !
- Tu mens comme un arracheur de dents !
La porte a claqué mais personne n’y a prêté attention. Mady entre d’un pas énergique.
- Je vois qu’il y a de l’ambiance dans cette maison ! Ça y est vous vous reparlez ? C’est bien, ça ! Quoique je me demande si ce n’était pas mieux avant !
Elle pose ses sacs et aperçoit Adrien.
- Tiens ! Qu’est-ce que tu fais là, toi ?
Elle le rejoint, l’embrasse du bout des lèvres et murmure à son oreille « On était fâchés, non ? »
Adrien lui sourit sans répondre.
- Tu aurais mieux fait de m’appeler avant, cela t’aurait évité quelques désagréments !
Mireille se tient bien droite, les mains sur les genoux.
- Les chiens ne l’ont pas touché !
- Je parlais de vous deux, maman !
- J’ai trouvé ton ami perché sur une branche !
- Il a de mauvaises manières. Mady lui jette un regard mi tendre mi réprobateur. Il ne peut rien faire comme tout le monde !
- Tout de même, ce ne sont pas des façons !
- Et vous, vous croyez que ça se fait de traiter ainsi un…
- Mais nous ne l’avons pas invité !
- Bon ! On va vous laisser à vos querelles ! Tu viens Adrien ?
Adrien se lève promptement, il salue les parents d’un air théâtral et se dirige vers le hall d’entrée sans demander son reste. Mady regarde tour à tour ses parents. Il n’y a aucune colère dans son regard.
- Vous avez décidément une drôle de façon de vous dire que vous vous aimez…
Les deux reprennent en cœur.
- Mais on ne s’aime pas, chérie !
Ils pouffent d’avoir dit la même chose au même moment, mais très vite ils se ressaisissent.
- Ton père passe sa vie à me mentir.
- Non c’est toi qui ne comprends rien !
- Et c’est reparti !
Mady ramasse ses sacs, rejoint Adrien et le prend par la main. Ils gravissent les escaliers d’un bon pas, traversent le palier et entrent dans une vaste chambre aux tons vieux rose. Mady referme la porte derrière eux.
- Je t’ai déjà dit que ta chambre est probablement plus grande que mon appartement ?
- Tu me le dis à chaque fois que tu passes par la fenêtre mais c’est la première fois que tu le dis en passant par la porte !
Il se jette sur le lit.
- J’ai une faim de loup !
Elle abandonne ses sacs et le rejoint.
- Moi aussi !
Ils s’enlacent.
- Tu aurais dû me prévenir que tu venais ce soir !
- Je voulais te faire la surprise.
- C’est réussi ! Je te rappelle que c’était hier que je t’attendais.
- On ne pouvait pas rester comme ça.
- Ah oui ?
- Je voulais te dire aussi…
- Quoi ?
- J’ai écouté tes conseils, bien que je n’aie pas toujours l’air de tenir compte de ce que tu me dis.
- C’est-à-dire ?
- J’ai pris un rendez-vous avec un psy.
- Bonne nouvelle ! Je suis heureuse que tu en aies eu le courage.
Il se penche sur elle, caresse son visage, suit son joli nez droit, passe autour de ses yeux qui ne dévoilent aucune nuance tant ils sont sombres, se promène sur ses lèvres qu’il embrasse avec douceur. Elle passe les bras autour de son cou.
- Je pense que mes parents ont été contents d’avoir un spectateur !
- Au moins ils sont près de toi.
- Les tiens vont bien ?
- C’est ce qu’ils disent. J’ai l’intention d’aller les voir dès que possible.
Elle le pousse, roule sur lui et l’embrasse.
- Pourquoi ai-je l’impression que tu ne me dis toujours que la moitié de…
- Dire dire …arrête de dire des bêtises !
Il la fait tomber à côté de lui et vient sur elle. Elle rit.
- Tu m’étouffes !
- Je te pardonne d’être venue m’importuner dans ma loge.
- Je te pardonne d’avoir été désagréable !
Il l’embrasse.
- Je me suis encore égratigné dans ta haie
- Ce n’est pas ma haie
- Tu ne peux pas dire à tes parents de la retailler un peu ?
- C’est fait exprès gros nigaud, pour décourager les importuns.
- Mais je ne suis pas un importun.
- En es-tu bien sûr ?
Il l’embrasse à nouveau tout en la débarrassant de sa veste. Il déboutonne son chemisier.
- Oui j’en suis sûr
- Alors pourquoi ne pas tout simplement sonner à la porte ?
- Je préfère éviter tes parents.
- Ça, je ne peux pas te le reprocher !
Il soulève son blouson et sa chemise pour laisser apparaître des égratignures sur son flanc.
- Regarde-moi ça !
D’un mouvement brusque elle le pousse, il roule sur le dos, elle monte sur lui à califourchon.
- Fais voir de plus près !
Elle ouvre son blouson et soulève sa chemise.
- Regarde-moi ça, pauvre garçon ! Elle embrasse les marques. Et ça fait très mal ?
- Très. J’ai mal là aussi.
Il montre son cœur. Elle ouvre sa chemise.
- Et puis là aussi j’ai très mal !
Il lui montre sa bouche. Elle s’allonge sur lui et embrasse son torse puis ses lèvres tendrement.
- Alors tu viens te faire pardonner ?
- Pardonner ?
- …Ta chasse aux fantômes !
Il se redresse sur un coude.
- Mais Mady, c’est sérieux !
Elle l’embrasse à nouveau.
- Bien sûr ! C’est sérieux entre nous !
- Arrête !
Il la pousse, elle tombe sur le côté.
- Pourquoi faut-il toujours que tu ramènes tout à toi ?
- Ah non on ne va pas faire comme mes vieux !
- Laisse tes vieux où ils sont !
Il se lève. Elle se précipite, se love dans ses bras, se hisse sur la pointe des pieds pour l’embrasser.
- Adrien, tu es insupportable !
Il se détourne.
- Cette émission, c’est ma dernière chance et tu t’en fous !
- Mais non pas du tout !
- J’ai eu tort de croire que tu comprenais.
- Bien sûr que je comprends !
- Alors qu’est-ce que tu racontes ?
Déjà Adrien ouvre la fenêtre et s’apprête à l’escalader.
- Rappelle tes chiens, il vaut mieux que je parte.
- Je ne rappelle rien du tout ! Tu restes avec moi !
Elle l’enlace alors qu’il lui tourne le dos.
- Je t’en prie Adrien, tu prends mal tout ce que je dis. Je te demande pardon si j’ai été maladroite. Bien sûr je comprends que tu veuilles garder espoir… J’ai peur c’est tout. S’il est vivant, s’ils l’ont gardé…
Elle l’oblige à se tourner vers elle, il se dégage, elle le retient par les bras.
- …Ils vont te retrouver par l’intermédiaire de ton émission et je ne sais pas si cela représente un danger ou non.
- Pourquoi veux-tu absolument que ça représente un danger ? T’es bien une nana, toi ! Et puis arrête de t’inquiéter pour moi, ça m’énerve ! Ne prends pas cette habitude, je ne peux pas le supporter ! Mes parents me suffisent.
- On ne sait pas ce qui s’est passé !
- Et alors ? …Depuis le temps ! Ce serait un miracle !
- Pourquoi ne pas parler à la police de…
- Ils n’ont pas su retrouver mon frère il y a plus de vingt ans, qu’est-ce que tu veux que j’aille leur dire aujourd’hui ?
- Ce dont je suis sûre Adrien…
Ses deux mains encadrent son visage, ses yeux noirs aux longs cils fouillent les yeux clairs d’Adrien.
- Ce dont je suis sûre… C’est que si ton frère n’a pas été assassiné, tu le retrouveras tu entends ! Rien n’y personne ne t’en empêchera.
Elle l’embrasse avec fougue. Il la prend dans ses bras. C’est ce qu’il avait besoin d’entendre. A l’extérieur, sous les fenêtres, les chiens grondent.
(c)lenferdudecor
J’aime quand les mecs disent : Tu dis toujours n´importe quoi !
Des amoureux fielleusement retraités et un jeune couple désaccordé. Retournons vite au studio
Très drôle ce passage, j’ai vraiment aimé l’échange entre les parents.
J’aime beaucoup aussi cette manière d’alterner dans l’histoire suspense et humour. Encore ! ;-)….