L’hôpital est envahi par la police. Des hommes se tiennent à l’entrée et devant chaque porte battante donnant sur les couloirs. Il règne une agitation et une ambiance électrique. Dans l’attente d’une éventuelle déclaration, des journalistes font le pied de grue devant l’accès aux urgences, l’entrée leur en étant interdite. A l’écart de l’effervescence dans un bureau réquisitionné, Vincent Bicalène installé dans un fauteuil roulant un bandage autour de la tête, se cramponne aux accoudoirs, le regard fermé. L’officier de police se lève et fait le tour pour s’appuyer contre le bureau et se rapprocher de lui.
- Je comprends que vous puissiez être choqué, mais il va pourtant falloir répondre à mes questions, monsieur Bicalène.
Vincent ne le regarde pas.
- Nous savons que vous n’êtes pas un escroc ni un assassin, mais il faut nous expliquer ce que vous faisiez dans ces entrepôts abandonnés.
- Je veux voir ma femme.
- Vous vous trouvez dans une situation délicate monsieur Bicalène, vous n’avez pas l’air de vous en rendre compte.
- Je veux voir ma femme.
- Nous avons plusieurs morts et un blessé grave.
Bicalène semble se réveiller, il lève la tête vers l’homme au visage sympathique.
- Mon fils ! Où est mon fils ? Est-ce qu’il va bien ?
L’officier de police se redresse, il jette un œil à son collègue posté derrière un ordinateur portable.
- Va voir le responsable du service, demande lui s’il y a du nouveau à propos du blessé.
Le visage de Bicalène reprend vie.
Mathilde fait les cent pas dans le hall. Elle regarde le carrelage, les limites de chaque carreaux, évite de marcher sur les intersections. Elle a reçu un appel de la police lui signalant que son mari et son fils avaient été évacués d’urgence à l’Hôpital d’Evry. Elle est partie sur le champ. Mathilde a pu prendre le premier avion qui partait pour Orly mais Abbie qui était chez eux, a dû attendre un autre vol. Un taxi a déposé Mathilde et depuis elle attend, quémandant des explications que personne ne semble disposé à lui fournir. Elle se dirige à nouveau vers l’accueil. Une femme boulotte aux cheveux gris soupire en la voyant à nouveau s’approcher.
- Je n’ai pas de nouvelles madame Bicalène, sinon je vous aurais prévenue.
- Personne n’est capable de me dire ce qui se passe ! C’est scandaleux !
- Je vous en prie, vous n’êtes pas seule ici.
- Si je suis seule ! Dites-moi au moins…
- Mathilde !
Elle se retourne au son de la voix de Vincent. Un infirmier pousse le fauteuil roulant, escorté par un policier. Mathilde se précipite vers lui, le serre dans ses bras.
- Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui se passe Vincent ! Où est Adrien ?
Il lève la tête vers elle, elle s’agenouille près de lui.
- Est-ce que vous avez eu un accident ? Tu me fais peur ! Où est Adrien ? Où est-il ? Pourquoi êtes-vous partis sans rien me dire ?
Comme il ne répond pas, elle s’adresse à l’infirmier.
- Où est mon fils monsieur ? Où est-il ?
- Je ne sais pas madame. Vous avez demandé à l’accueil ?
- Personne ne me répond. Personne ne sait !
L’infirmier hausse les épaules et s’éloigne. Le policier s’écarte de quelques pas mais ne quitte pas le couple des yeux.
- Je te demande pardon, Mathilde.
Elle gémit, tremblante.
- Pourquoi êtes-vous partis en pleine nuit? Qu’est-ce qui s’est passé ? Rends-moi mon fils ! Rends-le-moi ! Pourquoi est-ce que tu ne dis rien ? Pourquoi ? Et ce policier ? Vincent, réponds-moi !
Il serre de toutes ses forces en tremblant les doigts de Mathilde. Il voudrait la préserver mais il sait que c’est trop tard.
- Adrien est au bloc. Il paraît qu’ils sont en train de l’opérer.
- Comment ça il parait ? L’opérer de quoi ? Tu étais avec lui, non ? Qu’est-ce qu’il a ?
- J’ai été assommé. Je ne sais pas ce qui s’est passé après.
- Après ? Après quoi ? Qu’est-ce qu’il a ? Je veux voir mon fils ! Des larmes brouillent sa vue. Comment tu peux me faire ça Vincent ! On m’a pris Eddy, on n’a pas le droit de faire du mal à Adrien ! Qui a fait du mal à mon fils ? Qui ? Qu’est-ce qu’il a ! Tu vas me le dire oui ! Vous avez eu un accident, c’est ça ?
Un chirurgien traverse les portes battantes et se dirige vers le hall. Le port altier, le regard noble, la foulée allongée, il évolue telle une star de cinéma qui serait attendue par une horde d’admirateurs. Mathilde l’apercevant, se rue sur lui, implorante.
- Docteur je vous en supplie, je n’ai aucune nouvelle de mon fils !
- Vous êtes ?
- Madame Bicalène ! Elle regarde son mari. Monsieur et madame Bicalène !
L’homme s’arrête net, observe Vincent hagard dans son fauteuil roulant et Mathilde, les mains jointes sur sa poitrine.
- Vous êtes monsieur et madame Bicalène… Ça tombe bien, je vous cherchais. C’est moi qui ai opéré votre fils.
Vincent, accablé, hoche la tête.
- Votre fils a été blessé par une arme à feu. Vous êtes au courant ?
Son teint a blanchi sous le choc, ses jambes ne la soutiennent plus, Mathilde gagne un siège et s’y assoit.
- On m’a dit que vous étiez avec votre fils, monsieur Bicalène ?
Vincent murmure, d’une voix mal assurée.
- Oui, je l’étais. Mais je ne sais pas ce qui lui est arrivé.
Le chirurgien les domine de sa grande taille alors que le couple se tasse, se recroqueville, anéanti par une sourde angoisse. Il s’assoit à côté de Mathilde.
- Au bord de la première côte voyez-vous, il y a l’artère sous-clavière issue de l’aorte. Elle se prolonge par l’artère axillaire. L’artère axillaire est une artère systémique amenant du sang oxygéné vers les membres supérieurs. La région axillaire est véritablement un carrefour vasculonerveux et lymphatique essentiel pour l’irrigation du bras. L’artère axillaire a été rompue par une balle de neuf millimètres.
Ils le regardent bouche bée. Indifférent au choc des mots qu’il vient de prononcer, le chirurgien s’interrompt, réfléchit et observe les parents pétrifiés. Il se racle la gorge et continue sans pitié.
- Le plexus brachial a pour principale fonction l’innervation sensitivo-motrice du membre supérieur. Les fibres nerveuses qui forment le plexus brachial sont issues de la moelle épinière d’où leur importance. Le plexus brachial a été endommagé. Evidemment les lésions ont provoqué une grave hémorragie, nous avons été obligés de pratiquer un pontage artériel.
Mathilde s’agrippe à son mari. La poche poitrine du chirurgien émet un bip. Il appuie sur un boîtier et interpelle la femme à l’accueil.
- Odette ! Contactez le docteur Duracell, prévenez-le que je le rejoins salle deux cent trente sept !
- Oui docteur !
- Qu’est-ce que je disais ?
Mathilde le regarde, terrifiée.
- Que mon fils est mort !
Le chirurgien a un mouvement de recul, scandalisé.
- Pourquoi pensez-vous tout de suite au pire ? Votre fils a perdu beaucoup de sang d’accord, mais l’intervention s’est plutôt bien passée.
Mathilde et Vincent échangent un regard perplexe.
- C’est à dire que vous aviez l’air… Vous voulez dire…
- Qu’il est en bonne voie, d’ailleurs il ne semble pas avoir d’atteinte neurologique, cela se vérifiera d’ici quelques jours.
Mathilde dans un élan serre de toutes ses forces le chirurgien dans ses bras.
- Elle presse la main de Vincent. Mais que lui est-il arrivé ?
- Je ne suis pas devin voyez-vous ! En ce qui me concerne, je crois pouvoir vous rassurer, votre fils devrait s’en remettre.
- Est-ce que nous pouvons le voir ?
- Nous allons le transférer en salle de réanimation chirurgicale. Si tout va bien, nous l’installerons dans une chambre d’ici quelques jours et à ce moment-là vous pourrez le voir. En attendant, demandez à l’accueil le numéro de téléphone du service, vous pourrez ainsi avoir des nouvelles.
Le chirurgien se dirige vers l’accueil. Le couple reste prostré un long moment. Mathilde se décide à s’adresser à son mari mais elle a du mal à articuler.
- Est-ce que tu peux m’expliquer enfin ce qui s’est passé ?
- Nous allons trouver une chambre dans un hôtel tout près d’ici pour nous reposer, et je vais te raconter ce qui s’est passé. Aide-moi à me lever.
- Tu veux que je laisse Adrien tout seul !
- Il n’est pas tout seul. Il est sous surveillance.
- Non, je ne peux pas ! Je ne peux pas partir d’ici sans l’avoir vu, sans l’avoir embrassé.
- Il est en sécurité.
- Mais qu’est-ce que tu racontes ?
Elle arrache sa main de la sienne, les yeux fous.
- Je ne partirai pas d’ici ! Je ne quitterai pas Adrien !
Des gens autour d’eux les fusillent du regard.
- Mathilde ! Il faut que je te parle.
- Et bien vas-y parle, parle enfin je t’écoute ! Je ne bougerai pas d’ici.
Un policier vient les trouver.
- L’inspecteur souhaite s’entretenir avec vous, madame Bicalène.
Elle se lève, tremblante. Bicalène tente de la retenir. Elle se débarrasse de son étreinte sèchement. L’officier lui offre son bras pour la soutenir. Bicalène la regarde s’éloigner, les dents serrées.
L’inspecteur comprend vite que madame Bicalène ignore tout des évènements passés. Il fait venir Vincent pour confronter les deux. Bicalène s’explique enfin, de l’arrivée en pleine nuit de Sam chez eux au moment où il a été assommé. Il omet juste de préciser qu’il connait le chef et qu’il a fait équipe avec lui par le passé. Il explique aussi à l’inspecteur qu’il avait alors espéré retrouver son fils disparu. L’officier les prévient qu’ils ne pourront pas voir Adrien tant qu’il n’aura pas pris sa déposition. Il vérifie quelques points et décide de les laisser tous les deux libres, leur demandant juste de rester à Evry pour le moment mais compte tenu de l’état préoccupant de leur fils, il se doute qu’ils demeureront sur place.
Mathilde et Vincent sont restés jusqu’au soir assis sur le banc, incapable de se parler. Une infirmière les a pris en pitié et les a emmenés, avec l’accord de l’équipe médicale et du policier en faction, à l’entrée de la salle de réanimation où ils ont pu apercevoir Adrien inconscient et branché à des appareils. A ce moment, profondément ébranlés, ils se sont enfin serrés dans les bras l’un de l’autre.
©lenferdudecor