Adrien gravit les étages et tombe sur son père qui l’attend sur le palier.
- Papa ? Qu’est-ce que tu fais là ?
- Où étais-tu passé ?
Il s’apprêtait à ouvrir la porte mais il se tourne vers lui, arrogant.
- Depuis quand ça te regarde ?
- Il faut absolument que je te parle.
- Ça attendra demain, je suis crevé.
- Je t’ai appelé plusieurs fois tu ne m’as jamais…
- Il est une heure du mat là.
Adrien a un mouvement d’exaspération
- J’ai passé une bonne journée, je voudrais que tu ne me pourrisses pas ma nuit !
Son père lui saisit le bras.
- Je n’en ai pas pour longtemps, il faut que nous parlions !
Adrien soupire, il entre chez lui suivi de son père.
- On aurait pu se parler demain non ?
- On aurait même pu se parler hier ou avant-hier ou la semaine dernière.
- Tu as raison, on aurait même pu se parler il y a quelques années !
Les deux hommes se retrouvent face à face. Adrien ressent un confus mélange de colère et de pitié.
- Bon vas-y je t’écoute mais fais vite. Je suis en tournage demain.
- Je comprends que tu m’en veuilles bien que je…
- Si c’est pour me dire ces conneries, tu connais la sortie !
Bicalène éclate.
- Je ne suis pas responsable de votre enlèvement et des mauvais traitements qu’Eddy a subi ! Gandeze est cinglé !
- Tu l’as laissé pour mort, ça lui a peut-être tapé sur le système !
- A force d’enchainer les missions, à un moment donné tu ne sais plus qui tu es et c’est valable pour lui comme pour moi ! Tu es dans un engrenage qui te broie et te pousse à toujours plus de violence.
- A te croire tu ne pouvais pas faire autrement.
- Adrien, il n’est pas un jour tu m’entends, pas un jour où je ne revive ce jour maudit, cette scène se déroule sans fin sous mes yeux. Qu’est-ce que tu t’imagines ? Personne n’est sorti indemne de cet enfer.
- Tu es quand même celui qui s’en est sorti le mieux.
- Mais qu’est-ce que tu crois ? Que j’ai tiré sur un enfant comme Gandeze a tiré sur toi et puis qu’après j’ai tranquillement tué sa famille et que dans la foulée j’ai rencontré ta mère ?
Adrien se détourne de son père mais Bicalène le retient d’une poigne ferme.
- Ils étaient dans leur voiture, les vitres étaient teintées, la plaque d’immatriculation correspondait au véhicule recherché. La voiture a démarré brutalement, j’ai tiré. J’ai découvert après que les occupants n’étaient pas les gens recherchés, qu’il y avait une erreur sur l’information, que nous n’aurions pas dû nous trouver là. Gandeze m’a menacé avec son flingue, je me suis défendu. Je ne lui ai pas tiré dans le dos, il ment !
Un long silence s’ensuit, glacial. Adrien serre des dents, il voudrait le jeter dehors.
- J’ai disparu. J’ai changé de vie. Et puis j’ai eu ma chance en rencontrant ta mère. Je suis devenu un mec normal.
- C’est possible ça ? L’odeur de tes cadavres ne t’empêchait pas de dormir ?
Bicalène préfère ne pas relever.
- Tout ça pour te dire qu’il n’y avait aucune raison pour que je vous parle de mon passé. Aucune. Tu comprends ? Nous ne sommes… Nous n’étions pas des malfrats. Nous accomplissions aussi des missions pour le gouvernement.
Un silence s’installe. Adrien regarde au delà de son père, le ciel noir à travers la baie vitrée et les bambous frissonnants dans les bourrasques.
- Eddy m’a tellement déçu, papa. Et maintenant c’est toi…
- Laissons le passé où il est.
Adrien frappe du poing sur la table, furieux.
- Mais ce putain de passé c’est toi qui viens jusqu’ici m’en parler ! Il est avec Eddy le passé ! Il a emporté Eddy et l’a emprisonné dedans !
Bicalène soupire.
- Il faut nous concentrer sur le présent.
- C’est sûr que ça t’arrange !
- Ne sois pas sarcastique.
- Tu ne t’es jamais douté que ce qui nous était arrivé était dû à tes anciennes activités ?
- Je l’ai craint peut-être à un moment, j’ai fait des recherches sur Gandeze, je n’ai rien trouvé et ça n’avait pas de sens. Quand il vous a enlevé, ça faisait une bonne dizaine d’année que j’avais changé de vie !
- En laissant derrière toi Gandeze et le reste!
- Oublie Gandeze.
- Ça me parait difficile, j’ai encore mal dans la poitrine !
- Aujourd’hui, je crains qu’ils s’en prennent à toi. J’ai peur qu’ils se servent de toi pour obtenir tout ce qu’ils veulent d’Eddy.
- Eddy, que je sache, ne se soucie que de lui-même.
- Tu étais heureux pourtant de recevoir le bout de carte que tu nous as montré.
Bicalène pose son sac à dos sur la table. Il en sort une boîte qu’il ouvre, en extirpe une aiguille et un flacon d’encre de chine bleue.
- Tu fais quoi avec ça ?
- Un tatouage. Je voudrais juste que tu acceptes que je te fasse une marque dans le cou. Cela me permettra de t’identifier avec certitude.
- Non mais tu rigoles ! Tu veux faire une croix pour reconnaître le bon ? Ça va pas la tête ? Tu veux être sûr de t’adresser au bon ! Parce qu’il y a un mauvais ?
- Ne mélange pas tout Adrien s’il te plait. Ce n’est pas la question. Ils ne vont pas s’arrêter là, je le crains. C’est une garantie. Je serai le seul à le savoir. Je suis convaincu qu’ils sont là, pas loin, qu’ils attendent le bon moment.
- Tu as décidé de me faire peur ? Tu me demandes de ne plus penser à Gandeze et deux secondes plus tard tu me mets en garde. Je fais quoi avec tout ça moi ? Et le bon moment pour quoi d’abord ?
- Je ne sais pas. Je crains qu’ils cherchent à se servir de ta situation. Tu es un homme public maintenant.
- Qu’est-ce que tu voudrais qu’ils me fassent ?
Adrien regarde son père. Bicalène sent l’émotion le gagner, il voudrait étreindre son fils auquel il cause tant de peine mais il ne doit surtout pas avoir l’air fragile, bien qu’il ne dorme plus, qu’il reste à Paris, veille, s’inquiète…
- Tu veux bien me laisser faire, j’en ai pour deux minutes.
- Mais tu ne peux pas nous confondre ! Eddy est une brute et puis il a un tatouage sur l’épaule, tiens-toi bien, le même que le mien !
- Le même ?
- Moi aussi ça m’a fait cet effet.
Bicalène relève la tête, les yeux brillants, troublé.
- Il faut croire que vous n’êtes pas aussi différent que tu le crois… Je t’en prie Adrien, laisse-moi faire, ça prendra deux minutes. Ces gens-là sont capables de tout !
Adrien capitule, excédé. Il enlève sa veste, s’assoit et penche la tête. Son père trempe l’aiguille dans l’encre et pique à plusieurs reprises pour former un rond vide à la naissance de ses cheveux. Il essuie, satisfait. C’est invisible pour celui qui ne le sait pas.
- Merci Adrien, ça me rassure.
- Pas moi ! Si Eddy prenait ma place, je peux te dire que vous vous en rendriez compte !
Bicalène récupère son sac, serre son fils dans ses bras.
- Je sais Adrien, je sais. Et je comprends que tu sois en colère aussi.
- Mon frère mériterait bien d’avoir une vie à peu près normale, tu ne crois pas ?
- Toi aussi, tu le mériterais. Bicalène lui tapote la joue. Je t’aime mon grand. Je vois bien que tu m’en veux, mais sache que je serai toujours là pour toi. Tu peux m’appeler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.
Il gagne le palier. Adrien le retient.
- Ne t’inquiète pas trop…
- Il y a vingt ans j’ai cessé de vivre. Aujourd’hui je respire à nouveau, avec peine, mais je respire.
Il passe affectueusement sa main dans le cou de son fils.
- Fais attention à toi.
La porte se referme et Adrien se retrouve confronté à sa solitude. Il a dit qu’il sera toujours là pour lui mais Eddy, personne n’a jamais été là pour lui… Gandeze a fait de lui ce qu’il est.
©lenferdudecor