41-Le plan

Lorsque le train s’arrête en gare, Abbie est la première à sauter sur le quai. Elle passe en toute hâte devant le wagon d’Adrien, s’éloigne et se poste derrière un pylône, aux aguets. Le portable à la main, stressée, elle guette Adrien. Les wagons se libèrent d’une multitude de silhouettes de toutes les couleurs avec un penchant pour le noir, le jean, ou le beige, assez peu de couleurs vives. Les gens défilent, indifférents, certains se télescopent sans même échanger une excuse ou un sourire. Dans cette foule dense, il n’y a qu’une personne qui intéresse Abbie. Bien que ce soit son métier d’être observatrice, elle ne se souvient plus comment il est habillé. C’est un comble ! De quelle couleur est-il donc déjà. Qu’importe. Il arbore ses beaux yeux clairs, ses provocateurs yeux ciel et or. Toujours pas d’Adrien. Se serait-il assoupi ? Non, impossible que l’arrêt et les bousculades dans les allées ne l’aient pas réveillé. Serait-il sorti sans qu’elle le voie passer ? Se peut-il qu’il soit parti par un escalier qu’elle n’aurait pas vu ? Son cœur se serre et s’accélère. Elle l’a raté, idiote qu’elle est. Y a-t-il moyen d’être plus stupide ? Ne pouvait-elle pas lui dire dans le train que finalement, oui finalement, il n’y avait pas de fiancée éplorée ? Abigail revient lentement sur ses pas. Elle se place devant la vitre de son wagon. Il n’est plus là ! Pas de panique, elle a son numéro, elle peut l’appeler avant qu’il ne soit loin. Alors qu’elle s’apprête à faire demi-tour, elle l’aperçoit émergeant de l’intérieur du wagon, sa casquette vissée sur la tête, son sac sur le dos, portant une poussette pliée et tenant une petite fille de l’autre main. Une maman portant un bébé, lui emboite le pas. Adrien tente de déplier la poussette et se pince les doigts. La jeune femme secoue la poussette qui se déplie automatiquement, la fillette veut embrasser Adrien, elle écrase sur sa joue un gros baiser sucré. Abbie opère un demi-tour rapide et s’éloigne en collant son portable sur son oreille. Dans le reflet du TGV, elle l’aperçoit enfin et ralentit. Il va bientôt être à sa hauteur alors elle s’arrête nette en s’exclamant.

  • Mais ce n’est pas croyable ! Quel culot !

Adrien la contourne et s’arrête, surpris.

  • Abigail ? Ça va ?

Elle le regarde tétanisée, le portable à la main.

  • Tu ne le croiras jamais ! Ma copine Eva m’a laissé un message il y a une heure. Je viens seulement de l’avoir !
  • Qu’est-ce qui se passe ?
  • Elle s’est réconciliée avec son copain ! Ils sont partis chez… chez ses parents à lui !

Elle le regarde les yeux plein d’émotion, surtout parce qu’elle est persuadée qu’il ne va jamais la croire et il aura raison, elle n’y croit pas elle-même ! « Chez ses parents à lui »… Comment a-t’elle pu dire un truc aussi débile, c’est pathétique ! Il faut rajouter quelque chose…

  • Je suis à la rue !

Adrien ne peut s’empêcher de rire.

  • Elle est sympa ta copine ! C’est une histoire de fou !
  • Je n’ai plus qu’à reprendre le train.

Elle range son portable dans sa poche et regarde autour d’elle, contrariée.

  • Il faut que je me trouve un hôtel pour la nuit. A cette heure-ci c’est chiant tout de même.
  • Tu as fait le voyage pour elle et elle ne t’offre même pas l’hospitalité ?
  • Ce n’est pas chouette, je suis d’accord. Tu connais un hôtel sympa et bon marché ?
  • Tu ne vas quand même pas repartir dès demain ? Profites-en pour visiter le coin.

Devant le regard soucieux d’Abigail, Adrien prend pitié.

  • Allez, t’inquiète ! Si tu veux, viens dormir à la maison et demain, on verra…
  • C’est très généreux Adrien, mais je ne voudrais pas déranger.
  • On y va ! Mes parents comprendront.

Il avance, mais Abbie reste clouée sur place, pétrifiée d’avoir eu un tel culot et paniquée à l’idée d’aller chez ses parents. C’est pourtant bien ce plan là qu’elle avait échafaudé et qui marche ! Maintenant elle a peur de son aplomb, comment a-t-elle pu aller aussi loin ? Il se retourne.

  • Alors qu’est-ce que tu fais ? Tu viens oui ?
  • Adrien, je…
  • Arrête de faire des manières ! Allez grouille ! On a cinq minutes de marche tout au plus.

Adrien et Abigail ne se sont plus adressés la parole, chacun perdu dans ses pensées, le cœur battant pour des raisons différentes. Ils ralentissent le pas devant la grille d’une maison crème aux volets gris. Les pièces du rez de chaussée sont illuminées ainsi que la marquise. Il pousse le portillon qui grince, à peine parvenu sur le perron, la porte d’entrée s’ouvre en grand et sa mère se hausse sur la pointe des pieds pour enlacer son fils. La casquette tombe, Abbie la ramasse et reste en retrait. Ils s’écartent sans se quitter des yeux, un pli soucieux barre le front de Mathilde. Elle presse ses mains dans les siennes.

  • Mon pauvre chéri. J’espère qu’ils vont retrouver celui qui t’a fait ça.
  • Moi aussi maman, j’espère qu’on va le retrouver.

Adrien s’écarte et dévoile la présence d’Abbie. Mathilde affiche un grand sourire et va pour la serrer dans ses bras.

  • Tu te décides enfin à nous présenter Mady ?
  • Non maman, ce n’est pas Mady.

Surprise dans son élan, elle se tourne vers son fils.

  • Je te présente Abigail. Nous travaillons ensemble sur la nouvelle émission.

Abbie se sent ragaillardie par le « ensemble ».

  • Le hasard a voulu que nous nous retrouvions dans le même train.

Mathilde embrasse chaleureusement Abigail.

  • Je vous embrasse quand même ! Je suis enchantée de faire votre connaissance.
  • Moi aussi madame. Je suis désolée de débarquer ainsi.
  • Ne dites pas de bêtises voyons.
  • C’est ce que je lui ai dit. Abbie se rendait chez une amie qui finalement n’est plus là pour la recevoir.
  • Je l’ai rayée de ma liste d’amis !

Mathilde laisse échapper un rire.

  • Je crois que vous avez bien fait. Allez, entrez les enfants.

Elle s’écarte pour les laisser passer. Vincent arrive à leur rencontre et étreint son fils de toutes ses forces.

  • Tu sais papa que tu es en train de m’étouffer ?

Vincent rit et relâche son étreinte. Il le contemple avec émotion.

  • J’espère qu’on va retrouver celui qui t’a fait ça !
  • C’est exactement ce que maman vient de dire !

Vincent se tourne enfin vers Abbie qui s’avance timidement.

  • Papa je te présente Abigail qui est scripte sur l’émission que j’anime. Je me suis permis de lui offrir l’hospitalité pour la nuit. Elle a une petite galère avec la copine à qui elle rendait visite.
  • Je suis enchanté de vous rencontrer.
  • Merci monsieur.
  • C’est vous qui écrivez les textes d’Adrien ?
  • Non monsieur, moi j’assiste un peu tout le monde.
  • Ah oui ? Il faudra que vous nous expliquiez.
  • Je te propose d’installer Abbie dans ma chambre. Je dormirai sur le canapé.
  • Bien sûr. Venez mademoiselle, je vais vous montrer la chambre. Mais les enfants, est-ce que vous voulez manger quelque chose ?

Les deux font signe que non. Abigail ramasse son sac.

  • Il est tard, je vous laisse vous retrouver. A demain Adrien. Je vous remercie pour votre hospitalité.

Les deux femmes montent à l’étage, traversent le palier bleu gris et gagnent la chambre du fond que Mathilde ouvre. Abbie entre émerveillée de pénétrer dans l’univers d’Adrien. Il y a des posters de motos et de jolies filles sur les murs rouges. Le bureau est désordonné, se trouvent pêle mêle des magazines de moto, des journaux datés, des livres. Elle pose son sac sur le lit. Son lit. Elle aperçoit une photo de deux petits jumeaux dans un cadre sur le mur.

  • Adrien a la même photo chez lui.

Mathilde la rejoint et se saisit du cadre.

  • Cette photo est très importante pour lui.
  • Ce sont des petits cousins ?

Mathilde la regarde, étonnée.

  • Adrien ne vous a pas dit ?
  • Dit quoi ?
  • C’est lui. C’est Adrien, avec son frère Eddy.
  • Adrien a un frère jumeau ?
  • Je suis surprise qu’il ne vous en ait pas parlé !
  • Il est très discret sur sa vie privée.
  • C’est ce que je voie.
  • Eddy n’est pas là ?

Mathilde ne peut détacher ses yeux de la photo.

  • C’est la dernière photo que nous ayons prise des deux frères ensemble.

Elle repose avec soin le cadre sur le mur. Ses doigts caressent avec tendresse le visage des petits.

  • Non, Eddy n’est pas là. Le regard de Mathilde se fait fuyant, elle sort de la chambre. La salle de bain est là, juste à côté. Il n’y a pas de verrou je suis désolée, il n’y a qu’Adrien qui s’en serve, nous avons la nôtre dans notre chambre. Il y a des serviettes dans les placards. Voilà ! Et si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à demander.
  • Merci beaucoup madame Bicalène.
  • Ce n’est rien Abigail. Je vous laisse. Vous êtes sûre que vous ne voulez pas manger quelque chose ? J’ai tout un tas de bonnes choses dans le frigo !
  • Non c’est gentil, je n’ai vraiment pas faim.
  • Bonne nuit alors.

Mathilde se hâte de redescendre. Abigail retourne dans la chambre, elle prend un des oreillers qu’elle serre dans ses bras tout en regardant autour d’elle, simplement heureuse.

©lenferdudecor

42-Mise au point

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